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Comment utiliser les Mémoires d’Ancien Régime ?

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Mémoires de Marguerite de Valois (édition de 1629)

Mémoires. Ce terme masculin, pluriel, avec une majuscule, caractérise une écriture de soi rétrospective et constitue un témoignage posthume légué à la postérité, un appel à des juges inconnus et désintéressés.

Étudier ces textes est une entreprise captivante. Ils constituent des recueils quasi inépuisables de ressources pour le chercheur qui, en les lisant, se place au cœur même de la vie de ces hommes – et ces femmes – qui jouèrent un si grand rôle dans le royaume de France. Les Mémoires regorgent de passion, de reproches, d’amour, de haine de la part de leur auteur qui, puisque le plus souvent il ne destine pas ses écrits à la publication, du moins de son vivant, peut se permettre d’exprimer ses sentiments sans crainte. Le mémorialiste peut ainsi se dévoiler et user de critique, parfois de manière cinglante, envers le pouvoir, les favoris ou la cour. Tous ces éléments, mêlés à la pleine implication de l’auteur dans le récit par le biais du moi, suscitent la curiosité du lecteur et le plaisir du chercheur.

Pourtant, étudier ces morceaux d’histoire, fourmillant d’idées, de personnages, d’anecdotes, représente un travail minutieux et nécessite une attention particulière. Parce qu’ils sont le fruit de vies différentes, d’époques différentes, parce qu’aucune forme rédactionnelle particulière ne leur est imposée, l’étude de Mémoires est une tâche qui peut s’avérer complexe1.

Un intérêt renouvelé

Après une période d’engouement spectaculaire pour les Mémoires au XIXe siècle, entrainant l’émergence de quelques importantes séries de publication2, l’intérêt pour ces textes s’est étiolé. Il ne reprit que dans les années 1970, lors du renouvellement des problématiques d’histoire sociale plutôt dirigées vers les classes populaires.

La disparition des grands paradigmes marxistes et structuralistes qui sous-tendaient bien des travaux d’après-guerre a transformé l’histoire sociale dans les années 1990. Ainsi, la volonté de travailler sur l’individu a été mise en avant, étudié pour lui-même dans sa trajectoire ou son parcours de vie, au fil desquelles le chercheur tente de discerner son ou ses identités, sa capacité d’intervention sur le monde, et les différences qui le singularisent des autres individus de son milieu. Le développement de la micro-histoire, au moment de l’essoufflement des enquêtes quantitatives, contribua à valoriser les documents qui permettent de retrouver chaque individu3. Aussi, un nouveau temps de l’historiographie de ces écrits est apparu. Il se distingue d’abord par une grande sensibilité à l’interdisciplinarité. Alors que la plupart des documents anciens n’occupent que les historiens, presque convaincus de leur monopole sur les témoignages du passé, ces écrits à caractère personnel intéressent les spécialistes d’autres disciplines (sociologues, littéraires, linguistes, anthropologues), tous prêts à bondir sur ces sources et à les soumettre aux modes d’interrogations propres à leurs démarches spécifiques. Il se caractérise également par un double recentrage de l’analyse : vers le scripteur d’abord, qui n’est plus considéré comme une voie d’accès à une psychologie collective mais bien comme une conscience individuelle qui doit être scrutée pour elle-même ; vers le document ensuite à la fois comme objet matériel dont l’aspect extérieur doit être étudié avec attention, et comme un texte qui n’est pas uniquement une source pour l’histoire des événements relatés4.

Cette vague d’intérêt est corroborée par la multiplication des études qui portent sur les récits de soi, à la fois dans le domaine de la vie privée, mais également vers des aspects plus intérieurs, plus personnels, voire confidentiels des individus. Elle est également appuyée par l’attrait des historiens pour la littérature dès les années 19905. En effet, depuis une vingtaine d’années, des œuvres majeures – pensons aux travaux de Henri-Jean Martin, Roger Chartier ou Noé Richter – ont donné au livre une place essentielle dans le champ d’étude des pratiques culturelles et tracé de nouvelles perspectives méthodologiques6. Au fil des travaux rassemblant des littéraires et des historiens, dépassant la simple matérialité de l’objet et s’intéressant également aux pratiques qu’il recouvre, toute la littérature est devenue un champ d’analyse historique7. Cela permet désormais d’approcher le « littéraire » comme réalité sociale ou sociopolitique, de traiter de l’histoire de la littérature, et de l’histoire des points de vue des littératures sur des réalités qui leur sont extérieures.

Les Mémoires, un témoignage de son temps

L’étude des Mémoires d’Ancien Régime fait transparaître un trait particulier de leur écriture, essentiel à une juste appréciation du genre : le caractère massivement posthume de ces textes. Tout semble en effet se passer comme s’ils n’étaient pas destinés à une publication, du moins immédiate, et leur état laisse parfois penser à aucune publication du tout. Si l’écrasante majorité des Mémoires est posthume, c’est pour une raison simple : écrit pour soi ou pour des proches, c’est le plus souvent par une trahison des dépositaires ou des héritiers que le texte devint un imprimé. Ces réflexions nous entraînent à considérer les Mémoires comme des objets littéraires spécifiques, boudant les règles du royaume des lettres. Ce sont au départ des manuscrits, dont il existe une ou plusieurs copies, envoyées à des destinataires bien précis. Ainsi, tout un espace de parole libre et sans sanction est créé, dans le contexte de censure de l’époque. Le mémorialiste peut ainsi s’exprimer sans crainte d’éventuelles représailles de la part de ceux qui auraient pu être froissés par le contenu de son œuvre, et dévoiler plus aisément le fond de ses pensées.

En outre, que le mémorialiste soit le centre de sa narration donne au lecteur l’impression de découvrir un témoignage, le récit d’événements vécus, donc authentiques. Ce sentiment est renforcé lorsque l’auteur parle de lui à la troisième personne.

Les Mémoires apparaissent ainsi comme un lieu propice aux évocations, personnelles ou plus générales, d’un temps révolu. Il ne s’agit pas d’une autobiographie, mais bien de l’écriture de l’histoire, dans laquelle on s’octroie la place que l’on croit mériter. Naturellement, il convient à l’historien de ne pas accorder trop de crédit aux éléments évoqués par le mémorialiste, dont l’œuvre est éminemment subjective. Pourtant, si la vérité historique ne peut être appréhendée seulement à partir de Mémoires, leur auteur témoigne d’une époque, d’une manière de vivre et d’écrire8.

Scruter le texte

La première étape nécessaire à l’étude de ces textes consiste à les replacer dans leur contexte. Naturellement, il faut veiller à ne pas les investir de la teneur globale d’une période, de ne pas en faire le réceptacle de tout et de préserver l’irréductible originalité de l’individu9. Outre une connaissance des grands événements de la période abordée dans les textes, considérer l’environnement dans lequel évolua l’auteur est un élément primordial qui doit se faire avant même l’étude de l’œuvre, afin de mieux la comprendre. S’agissant des XVIe et XVIIe siècles, le chercheur se doit de s’informer notamment sur la religion de l’auteur, sur ses positions politiques, sur ses fonctions militaires, mais également, puisqu’une telle étude concernerait l’écriture, sur l’éducation de l’auteur et son environnement culturel. La famille est également une notion à ne pas négliger : les ancêtres représentent le nom qu’il faut glorifier, les descendants sont très souvent les destinataires. De cette manière, une fois le mémorialiste mieux connu du chercheur, celui-ci pourra se pencher sur l’étude proprement dite de l’œuvre concernée.

L’étude de Mémoires nécessite une prise en compte de leur morphologie et de leur matérialité, lorsque l’original est consultable. A ce titre, il s’agit de prendre en compte de multiples entrées telles que la pagination, le format, la reliure, les ratures, les réécritures, autant de renseignements qui, généralement, sont visibles sur le document. Ces informations permettront de replacer ces textes dans le contexte de leur écriture, et d’envisager l’importance que ces pages revêtirent pour leur auteur : des corrections de mots peuvent laisser supposer un désir de s’exprimer correctement, et probablement d’être lu ; des corrections à propos de faits témoignent d’une réflexion au sujet de ce qui fut déjà écrit.

Sur cette double page manuscrite des Mémoires de Bassompierre (1579-1646), il est possible d’observer non seulement les ratures et corrections de l’auteur, mais également les ajouts dans la marge. Cela prouve l’attention portée le mémorialiste à son écrit, dans le probable espoir d’être lu, voire publié.

Toutes ces propositions ne sont en rien exhaustives, et l’anatomie des Mémoires originaux pourrait susciter bien d’autres remarques. Néanmoins, même en l’absence du manuscrit, il est possible d’évaluer le temps mobilisé par le travail d’écriture et de déduire la place qui lui est accordée, en considérant par exemple le nombre de pages. Notons également que l’analyse de l’original permet également de se rendre compte si les Mémoires ont été rédigés en une seule fois, et même, dans certains cas, s’ils sont le fruit d’une seule et même personne, par l’analyse de la graphie10. En outre, le titre est un indice précieux afin de déterminer dans quel état d’esprit les scribes rédigent leurs textes. La recherche des intitulés originels, trop souvent gommés par les éditeurs du XIXe siècle, est un préalable indispensable à l’étude du contenu. En effet, durant cette période de vaste (ré)édition des Mémoires d’Ancien Régime, certaines œuvres qui n’en étaient pas ont été classés sous ce vocable par erreur, pour plus de simplicité, ou, et c’est le cas le plus fréquent, parce qu’ils correspondaient à la « mémoire » de leur auteur, au récit de sa vie11. C’est de cette manière que certains chercheurs, pour lesquels l’aspect rétrospectif de l’écriture ne semble pas essentiel, n’ont pas fait cette distinction, qui nous semble pourtant indispensable. Enfin, il convient de noter que certains éditeurs ne se sont pas seulement contentés de rassembler les écrits du mémorialiste, mais firent également œuvre d’historiens. En effet, certaines notes de bas de page, des explications sur d’éventuels manques au manuscrit original ou sur des passages illisibles, la rédaction de tables détaillées aident le chercheur dans son travail d’investigation, et il nous semble utile de faire apparaître dans le travail de recherche, afin qu’il soit complet, ces éléments de l’œuvre imprimée.

Écouter le mémorialiste

L’analyse du contenu des Mémoires est sans doute l’étape la plus délicate, mais également la plus captivante d’une telle étude. Il s’agit enfin d’écouter ce que ces hommes ont eu à nous dire, d’entrer dans leur vie, de combattre à leurs côtés, de partager leurs exploits, de subir leur disgrâce. La situation d’exil ou de retraite volontaire favorise la rétrospection et l’introspection.

Il semble tout d’abord essentiel de déterminer, à partir du texte, les raisons exactes de l’écriture et le destinataire, préalables indispensables à une étude cohérente. C’est une question bien légitime : qu’est-ce qui a pu pousser ces gens d’arme à prendre la plume, à une époque où justement, ils méprisent les gens de lettres ?12 Lorsqu’il y eut disgrâce, quelles en furent les conditions ? Souvent cet aspect fut négligé par les chercheurs qui ne voyaient dans les Mémoires qu’un recueil d’exemples concrets, susceptibles de venir étoffer des études aux corpus de sources plus large. Quant au destinataire, sa connaissance sert à envisager pour qui le mémorialiste cherche à se justifier de ses actes : le duc de La Force par exemple, rédigea ses Mémoires pour son fils, utilisant son œuvre comme un manuel d’instruction pour une descendance qui se destinait à la même carrière que lui. Ces informations sont souvent explicitement fournies par les auteurs, qui utilisent dans bien des cas les premières pages du récit pour développer ces aspects. La possibilité de l’existence d’un éventuel destinataire non avoué doit également être prise en compte, notamment pour cerner ou non le désir du mémorialiste que son œuvre soit connue.

Il est également d’une importance cruciale de prêter une attention particulière à la teneur subjective du genre des Mémoires. En effet, puisqu’il s’agit d’une écriture de justification, que les actions doivent être mises en valeur, le mémorialiste ne peut s’en tenir aux faits, et ainsi agir en historien13.

La multiplication des promesses du mémorialiste de ne dire que la vérité et de garantir l’exactitude historique de la narration doit conduire l’historien à redoubler de méfiance et de ruse lorsqu’il aborde ces œuvres. Cet aspect est justement la raison principale de la réticence, durant de nombreuses années, des historiens vis-à-vis des Mémoires, dans lesquels le récit des événements était forcément faussé par les sentiments de l’auteur. Cela ne doit pourtant pas constituer une limite de l’analyse, bien au contraire : c’est justement dans les Mémoires que l’on peut appréhender l’opinion, la mentalité, la religiosité, et bien d’autres éléments que l’historien retrouvera dans les écrits de soi, plus aisément que dans d’autres types de sources.

  1. Les analyses proposées dans se billet s’inscrivent dans une réflexion plus globale issue d’une recherche doctorale en cours dont je rends compte sur mon propre carnet. Pour prendre connaissance de mon projet de thèse, je me permets de vous inviter à lire : “Projet de thèse – La mise en valeur de soi chez les mémorialistes des Guerres de Religion”, Les Mémoires aux XVIe siècle, 28 novembre 2012 : http://memoires16.hypotheses.org/23. J’ai par ailleurs publié une proposition de grille d’analyse dans “Proposition de grille de recherche – Mémoires d’Ancien Régime”, Les Mémoires aux XVIe siècle,  28 novembre 2012 : http://memoires16.hypotheses.org/33.
  2. Pour n’évoquer que les deux plus retentissantes, citons la Collection complète des mémoires relatifs à l’histoire de France, depuis l’avènement de Henri IV jusqu’à la paix de Paris conclue en 1763, publiée par Petitot et Monmerqué entre 1820 et 1829 qui compte trente-huit titres, ou la Nouvelle collection des mémoires pour servir à l’histoire de France, depuis le XIIIe siècle jusqu’à la fin du XVIIIe, de Michaud et Poujoulat, composée de quarante-deux œuvres publiées entre 1836 et 1839.
  3. Carlo GINZBURG, Carlo PONTI, « La micro-histoire », Le Débat, décembre 1981, p. 136. Ces tenants de cette micro-histoire expliquent « qu’un document vraiment exceptionnel (c’est-à-dire statistiquement infréquent) peut être beaucoup plus révélateur que mille documents stéréotypés ».

  4. A ce propos, voir Jean-Pierre BARDET et François-Joseph RUGGIU (dir.), Au plus près du secret des cœurs ? Nouvelles lectures historiques des écrits du for privé en Europe du XVIe au XVIIIe siècle, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2005, p. 7-13.

  5. Christian JOUHAUD (dir.), « Littérature et histoire », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 49e année, numéro 2, 1994.

  6. Henri-Jean MARTIN, Histoire et pouvoirs de l’écrit, Paris, Perrin, 1988 ; Roger CHARTIER, Lectures et lecteurs dans la France d’Ancien Régime, Paris, Seuil, 1987 ; Noé RICHTER, La lecture et ses institutions, Le Mans, Presses de l’Université du Maine, 1984.
  7. [1] C’est ce constat qui a entrainé la création du Groupe de Recherches Interdisciplinaires sur l’Histoire du Littéraire (GRIHL).
  8. Christian JOUHAUD, Dinah RIBARD et Nicolas SCHAPIRA, Histoire, Littérature, Témoignage, Paris, Gallimard, 2009, p. 31. Ces auteurs présentent le mémorialiste comme le témoin privilégié de son temps, et les Mémoires comme exprimant le rapport qu’il entretient avec l’histoire.

  9. Sur cette posture méthodologique, voir Nicole LEMAITRE, Le Scribe et le Mage. Notaires et société rurale en Bas-Limousin aux XVIe et XVIIe siècles, Ussel, Musée du Pays d’Ussel, 2000.
  10. Les Mémoires de Richelieu, pour ne citer qu’eux, ont été rédigés par de nombreux secrétaires.
  11. [1] Ainsi, des journaux qui ne portaient pas de nom lors de leur rédaction ont pu être rebaptisés au moment de leur publication, et devinrent alors des « Mémoires », classés comme tels dans les catalogues. Le Journal de Pierre de l’Estoile, publié en 1875 est une parfaite illustration de ce phénomène : qualifié de « registre » par son auteur, il se trouve dans la catégorie « Mémoires » dans les Sources de l’Histoire de France de Louis André et Emile Bourgeois.
  12. Nous faisons ici une généralité d’une notion qui, quoique très fréquente, doit tout de même être nuancée : Théodore Agrippa d’Aubigné, par exemple, était à la fois un militaire qui rédigea ses Mémoires, et un poète.
  13. Georges GUSDORF, Les écritures du moi, Paris, Odile Jacob, 1991, p. 251.

Bruno Tolaïni

Doctorant à l'EHESS sous la direction de Jean Boutier, je travaille sur la mise en valeur de soi chez les mémorialistes des Guerres de Religion. Passionné par ces travaux, je partage mon temps entre mon métier d'enseignant dans le secondaire et mes recherches.

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